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Ousmane Sy, ancien ministre malien: « Le grand problème au Mali, c’est l’État »

Ousmane Sy, ancien ministre malien: « Le grand problème au Mali, c’est l’État »

Réformes institutionnelles, révision de la Constitution, organisation des élections… Six mois après le début de la transition, l’ancien ministre malien de l’Administration territoriale explique pourquoi il est indispensable de changer radicalement de mode de gouvernance pour sortir le pays de la crise.

Outre les élections générales, qui doivent être organisées en 2022, ce sont les réformes politiques et institutionnelles à engager pour refonder le pays qui sont au centre des débats. Et la transition est considérée comme une période privilégiée pour remettre à plat les mécanismes de gouvernance.

Ancien expert au Pnud, Ousmane Sy a dirigé la mission de décentralisation et des réformes institutionnelles au Mali. Il a été le ministre de l’Administration territoriale et des Collectivités locales d’Alpha Oumar Konaré (2000-2002) et a détenu le portefeuille de la Décentralisation et de la Ville sous Ibrahim Boubacar Keïta (2014). Auteur d’un cours sur la gouvernance à l’École nationale d’administration (ENA) du Mali et d’un ouvrage intitulé Reconstruire l’Afrique, vers une nouvelle gouvernance fondée sur les dynamiques locales (paru aux éditions Charles Léopold Mayer en 2009), promoteur du Centre d’expertises politiques et institutionnelles en Afrique (Cepia), Ousmane Sy coordonne l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique (Arga). Il explique à Jeune Afrique quelles sont les réformes prioritaires pour que le pays sorte durablement de la crise socio-politique majeure qu’il traverse.

Pour Ousmane Sy, les réformes dont le Mali a besoin sont de longue durée, et ce n’est pas la mission de la transition. Il y a eu une crise, qui a montré que le système dans lequel nous sommes ne tient plus.

   « La transition doit faire des choix qui guident les réformes, comme en 1991, lorsque les bases de la IIIe République avaient été posées. Malheureusement, au Mali, les choses ont toujours été tordues. Si cette transition avait été consensuelle, comme tout le monde l’avait espéré, elle aurait été en capacité d’identifier les causes réelles des ruptures que nous vivons et les raisons pour lesquelles nous ne travaillons que sur les conséquences ».

Mali: Oser le débat sur l’évolution territoriale, pour une paix définitive

L’État malien doit s’engager dans un « pacte de confiance avec les communautés », en plaçant le retour de la sécurité proactive au cœur des enjeux.

Alors que le Mali est marqué par une crise sociopolitique d’une gravité inédite, les revendications territoriales exprimées par certains groupes armés et communautés doivent être écoutées et analysées.

Le Conseil des ministres du 7 juin 2019 a annoncé la désignation des personnalités chargées de conduire le processus de dialogue politique inclusif dont la tenue avait déjà été évoquée par le président de la République, le 14 avril dernier, dans son adresse à la nation. Au Mali comme dans d’autres pays africains, le dialogue direct avec les populations pour sortir d’une crise politico-institutionnelle est encore ressenti comme un échec, sinon une violation des principes de la démocratie représentative. Or, dans l’histoire des nations, les faiblesses liées aux démocraties représentatives en construction ont toujours été suppléées par les atouts du dialogue direct.

Discours de victimisation

Le dialogue, « la palabre », mécanisme traditionnel de résolution des conflits en Afrique, a été toujours utilisé dans la gestion des tensions et des divergences. Dans le cas du Mali, le dialogue politique national inclusif se tient dans un contexte marqué par une crise sociopolitique d’une gravité inédite. Pour cette raison, il est nécessaire de mettre au cœur de ce dialogue deux questions essentielles : que fait-on des revendications territoriales exprimées par certaines communautés ou par des groupes armés ? Quelle place est réservée à notre patrimoine commun, fruit de notre histoire commune et du vivre-ensemble pluriséculaire de la nation ?

Depuis l’indépendance, la moindre revendication d’une autonomie territoriale est taboue, parce que perçue comme une menace pour l’unité nationale. Les arguments tels que « c’est la France ou les Nations unies qui veulent nous diviser » sont ressortis. Un risque de partition du pays est lui aussi évoqué. Or ce discours de victimisation, largement servi aux citoyens par les leaders politiques et certains intellectuels, est la preuve d’une faible connaissance du parcours historique des communautés et surtout un manque de vision stratégique face aux évolutions en cours dans notre pays, au Sahel et dans le monde.

Il cache en fait une réticence idéologique à ouvrir le débat sur le modèle de gouvernance publique pour une sortie de la crise grâce à l’instauration d’une paix durable. Il y a lieu de rappeler que la revendication politique d’une autonomie territoriale allant jusqu’à l’option du fédéralisme ne doit pas être taboue, car actuellement il y a plus important à sauvegarder pour le Mali.

Les groupes armés, qu’ils soient religieux ou ethniques, revendiquent l’acceptation d’une spécificité culturelle ou religieuse : donc la reconnaissance d’une identité. Dès lors, la tendance à faire obstacle au débat sur la diversité de la géographie territoriale et des identités communautaires pose problème. Ces revendications, liées à des frustrations réelles ou ressenties, doivent être écoutées et analysées. Le retour de la stabilité durable passera sans doute par un compromis entre les acteurs maliens sur la question du respect des identités, de la spécificité et de la diversité des territoires locaux.

Le Mali est en progression, dit Sy « Nation en évolution »

Le Mali, une « nation en évolution », est l’un des pays africains les plus vastes et les plus riches en expériences endogènes du pluralisme et de la cohabitation – une culture du vivre-ensemble pacifique entre les communautés ethniques et religieuses. Ces expériences sont des acquis historiques qui méritent d’être valorisés. Dans cette optique, le fédéralisme peut être l’une des réponses qui permettront de donner une autonomie d’action aux acteurs territoriaux, doublée d’une obligation pour les leaders nationaux de rechercher le compromis et le consensus. Rien que pour cela, la question de la nature et de la forme d’un État véritablement malien doit être au centre du dialogue politique en préparation.

Sur le plan historique, les empires et les royaumes qui se sont succédé sur le territoire de l’actuel Mali ont été bâtis dans le respect des spécificités propres à chaque communauté. Au regard de ce patrimoine historique, les questions liées à l’autonomie des territoires ne devraient pas être taboues tant que les « communs nationaux » sont préservés.  Mieux, la Constitution dit que « les collectivités s’administrent librement par des conseils élus et dans les conditions fixées par la loi » (art. 98). De ce fait, la liberté administrative (le principe de l’autonomie) est au cœur de la reforme de décentralisation en cours. Cela veut simplement dire que les régions de Kidal, Mopti ou Kayes peuvent avoir leur autonomie et rester maliennes.

Aucun retour en arrière possible

Les défis locaux, dans un pays fortement fragilisé comme le nôtre, autorisent à utiliser le concept de refondation pour la simple raison que le statu quo en cours est intenable et qu’aucun retour en arrière n’est possible. Pendant près de six décennies, les tensions autour de la gestion des terroirs et de leurs ressources entre les administrations de l’État et les communautés locales se sont aggravées. L’une des conséquences majeures est la spéculation foncière généralisée, qui menace la stabilité et même l’avenir du pays. Le pouvoir des chefferies coutumières s’est peu à peu réduit au profit de réseaux de corruption portés par de nombreux acteurs étatiques et des intermédiaires peu scrupuleux.

À la frustration née de cette situation est venu s’ajouter l’effet néfaste de la compétition entre plusieurs sources de droit (coutumier, étatique et religieux), notamment dans les régions du centre et du nord pays. Au stade actuel de la crise, la nécessité d’instaurer un modèle de gouvernance accordant aux territoires régionaux et locaux une large autonomie dans certains domaines de l’action publique est incontournable, car les communautés veulent « faire à leur manière ». En d’autres termes, la stabilité et la paix durables, dans un pays aussi vaste et divers que le Mali, passent par la reconnaissance, et même par l’accompagnement, d’une autonomisation des territoires subnationaux. Le fédéralisme peut être donc une des options à examiner.

L’incarnation de la confiance nationale est d’abord portée par un État qui détient ce que Max Weber appela « le monopole de la violence légitime », en plus de la gestion équitable des ressources nationales. Le 9 juin 2019, dans la région de Mopti, l’attaque à Sobane-Da a fait plusieurs dizaines de morts. Ce cas, qui n’est pas isolé, pose clairement la question de la capacité et de l’efficacité du maillage territorial des forces de défense et de sécurité. En fait, on constate non seulement une défaillance doctrinale en la matière, mais également une faiblesse dans la capacité de maillage du territoire national.

À ce titre, il faut rappeler que les milices communautaires comme « Ganda Izo » ou « Dan Na Ambassagou » sont nées d’une nécessité de protection des communautés rurales, que ni l’armée ni les forces de sécurité nationales ne peuvent assurer seules. D’ailleurs, dans la situation actuelle d’insécurité aggravée, les communautés locales de certaines zones concernées préfèrent la protection des milices communautaires à celle, controversée (à tort ou à raison), des forces de défense et de sécurité nationales.

Pacte de confiance entre l’État et les communautés

De plus, malgré la nomination de nombreux militaires au poste de gouverneur, notamment dans les zones sous tension, l’harmonie entre territoire et sécurité a du mal à se mettre en place au Mali. Dans ce domaine et dans bien d’autres, le pays doit oser inventer ses propres méthodes en s’appuyant sur les expériences locales et ne pas avoir peur de parler d’autonomie, de statut particulier ou de fédéralisme. L’État doit s’engager dans un « pacte de confiance avec les communautés », en plaçant le retour de la sécurité proactive au cœur des enjeux. Le maillage territorial de proximité doit être un sujet de préoccupation majeure pour la sécurité des populations, car tout vide en ce domaine est comblé par les milices communautaires ou par les bandes armées qualifiées de terroristes

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