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La bande de Gaza: Bienvenue à la plus grande prison du monde

La bande de Gaza: Bienvenue à la plus grande prison du monde

Dans la bande de Gaza, deux millions de Palestiniens mènent une vie de misère, enfermés sur un territoire plus petit que la ville de Québec. Tout est rare. L’eau, l’électricité, la nourriture. Sans compter que les affrontements périodiques avec l’État d’Israël n’améliorent pas les choses. Portrait de la plus grande prison à ciel ouvert du monde.

Si l’enfer voulait se réinventer, il pourrait s’inspirer de la bande de Gaza. Parlez-en à Najwa Lubbad, de la East Gaza Society for Development, une organisation humanitaire. Mme Lubbad n’oubliera pas de sitôt les derniers bombardements de l’aviation israélienne sur l’enclave palestinienne. Onze jours d’horreur qui vont la hanter pour longtemps. Les «visages jaunes des enfants terrifiés». Les «nuits blanches de terreur», sans eau et sans électricité. Le bruit des explosions, qui semble toujours se rapprocher…

Depuis le 21 mai, un fragile ­cessez-le-feu est intervenu dans la bande de Gaza. Les Israéliens ont cessé les bombardements. Les Palestiniens ne lancent plus des roquettes sur Israël. La vie reprend son cours. On dénombre 254 morts. Au moins de hôpitaux ont été endommagés. «Dans les rues, tout est recouvert de poussière, écrit Najwa Lubbad. L’odeur des égouts éventrés lève le coeur. Les écoles sont pleines de gens dont l’appartement a été détruit. Il a fallu annuler les examens de fin d’année.» Mais qui s’en soucie?

En 2011, un rapport des Nations-Unies prédisait que la bande de Gaza serait devenue «invivable» en 2020.2 Aujourd’hui, c’est chose faite. Sur le territoire, le chômage dépasse 50%. Pas moins de 80% de la population a besoin de l’aide humanitaire pour survivre.

Avant même les derniers bombardements, les coupures d’électricité étaient si fréquentes qu’on pouvait difficilement conserver quoi que ce soit au frigo. Pour ceux qui disposaient de l’eau courante, le robinet fonctionnait quelques heures par jour. Souvent, il en sortait un liquide malodorant qu’il valait mieux faire bouillir.

On décrit souvent la bande de Gaza comme une prison. Ou une cage. Car l’Égypte et Israël la soumettent à un blocus implacable. L’an dernier, les points de passage ont été fermés durant 240 jours.6 En 2015, ils avaient même été fermés 333 jours! «Tu ne t’étonnes plus quand la frontière est fermée, disent les habitants. Tu t’étonnes lorsqu’elle est ouverte.»

Faut-il parler de surpopulation? Dans la ville de Gaza, la densité dépasse celle de Hong Kong.7 Et n’allez pas croire que les eaux turquoises de la Méditerranée constitue une consolation. Chaque jour, on y rejette des millions de litres d’eau usée. Les trois quarts des plages sont impropres à la baignade…

Pour survivre, les Gazaouis font preuve d’imagination. Jusque dans les détails. En 2009, les zèbres du zoo sont morts de faim. Pour éviter d’attrister les jeunes visiteurs, un gardien a eu une idée. Il a peint deux ânes avec des rayures de zèbres. La plupart des petits n’y voyaient que du feu…9

Jusqu’en 2005, la bande de Gaza était déchirée par la présence de milliers de colons israéliens. L’armée d’Israël les protégeait à grands frais. Par exemple, elle déployait de grands panneaux métalliques le long des routes pour empêcher que leurs voitures ne deviennent la cible de tireurs embusqués. À chaque carrefour d’importance, elle construisait des bunkers. Une chouette ambiance.

L’abandon des colonies israéliennes aurait pu inaugurer une nouvelle ère.10 Mais en 2006, la victoire électorale des islamistes du Hamas provoque une nouvelle crise. L’aide internationale se raréfie. Plusieurs pays refusent de financer un gouvernement qui endosse le terrorisme. Israël déclare la bande de Gaza «territoire hostile».11

En 2007, Catherine Pappas travaillait dans un centre de femmes financé par l’ONG Alternatives. Elle a vu l’économie s’effondrer. «Au début, notre organisme fournissait des services à des gens très pauvres […], explique-t-elle. Puis, on a eu affaire à des gens des classes moyennes, qui n’avaient plus rien.12 Tout manquait. Nous voulions fabriquer des chandelles, à cause des pannes d’électricité. Mais on ne trouvait plus de cire!»

À Washington ou à Londres, on espère que la population appauvrie se soulèvera contre le Hamas. Le contraire se produit. «La plupart des gens ne comprenaient pas qu’on les punisse pour l’élection du Hamas, poursuit Catherine Pappas. Même ceux qui n’aimaient pas le Hamas ne comprenaient pas. Le blocus a solidifié l’image du Hamas comme un mouvement de résistance.» 

Entre 2007 et 2018, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement évalue que le blocus des frontières a coûté 16,7 milliards$ à l’économie du territoire.13 Un coup mortel. À la blague, les Gazaouis disent qu’il peut paraître étrange que la Suisse — qui n’a pas d’accès à la mer — ait un ministère de la Marine. Mais pas tant que ça, après tout, puisque Gaza a encore un ministère des Finances…

Le poulet PFK à la rescousse

À cause du blocus, les tunnels clandestins constituent parfois le seul lien avec le monde extérieur. Ils servent à la contrebande d’armes, mais aussi au commerce de farine, de cigarettes, d’essence, de vaches  et même d’animaux pour le zoo. Vers 2013, on dénombrait plus de 200 tunnels qui passaient sous la frontière avec l’Égypte. On estime qu’ils rapportaient 200 millions$ de taxes au gouvernement du Hamas.14

À partir de 2013, l’arrivée au pouvoir en Égypte du général Abdel Fattah al-Sissi change tout. Le nouvel homme fort considère le Hamas comme un danger mortel. Il mène la guerre aux tunnels. Les Égyptiens inondent les ouvrages avec de l’eau de mer ou le contenu des égouts. Ils immergent même des fils à haute tension dans les tunnels inondés pour électrocuter les passeurs!15

Aujourd’hui, les tunnels sous les frontières n’ont pas complètement disparu. Mais la situation n’a plus rien à voir avec «l’âge d’or», la période au cours de laquelle une entreprise de Gaza proposait la livraison de Poulet frit à la Kentucky (PFK) depuis l’Égypte. À l’arrivée, quatre heures plus tard, la nourriture était refroidie. Le prix avait été multiplié par deux. Mais il semble que le fast-food donnait l’impression rassurante d’être relié au monde. Pour une fois.16

Aucun portrait de la bande de Gaza ne serait complet sans une allusion aux guerres périodiques avec Israël. De quoi compléter la dévastation. Les affrontements les plus meurtriers ont duré 50 jours, en 2014. 2251 morts palestiniens. 73 israéliens. Dans la bande de Gaza, les dégâts matériels auraient atteint cinq milliards $.17

À chaque affrontement, chacun désigne son coupable.

Les uns accusent le Hamas, qui refuse de cohabiter avec l’État d’Israël. Les autres pointent Israël, qui méprise les droits des Palestiniens. Sans oublier l’Iran, qui souffle sur les braises du conflit. À Gaza, Téhéran dispenserait même des formations sur la fabrication de lance-roquettes!18

Reste que depuis 2019, seul l’argent de l’émirat du Qatar sauve la bande de Gaza de la ruine totale. Chaque mois, selon l’hebdomadaire le Point, 30 millions $ d’argent liquide arriveraient à l’aéroport de Tel-Aviv, pour être transportés à la frontière égyptienne, sous la surveillance des services secrets d’Israël. Les Égyptiens se chargeraient ensuite de le délivrer au Hamas.19

Israël s’accommode fort bien de ce petit manège. Certes, l’argent profite aux islamistes du Hamas. Mais il évite l’explosion sociale. Grâce au Qatar, le gouvernement de la bande Gaza paye ses 20 000 fonctionnaires. Il vient aussi en aide à 100 000 «nécessiteux».20

Bref, on donne au malade juste ce qu’il faut pour survivre. Pas plus.

Un réservoir de colère

Aujourd’hui, la moitié de la population de la bande de Gaza est âgée de moins de 20 ans. Ceux-là n’ont pas le souvenir des dernières élections en Palestine, en 2006. Ils forment une génération qui a grandi derrière les barbelés. Leur monde, c’est celui des cessez-le-feu toujours temporaires.21 Un monde de désespoir, d’humiliation et de colère. Pas étonnant qu’un tiers rêvent d’émigrer…22

Rien à faire. En général, le monde préfère regarder ailleurs. Comme s’il était à court de solutions. En mars 2019, c’est à peine si on remarquait les Gazaouis qui manifestaient contre le Hamas sous le slogan «Nous voulons vivre»!23 Un millier d’entre eux avaient été arrêtés.24 Une vidéo très partagée critiquait «les fils des dirigeants du Hamas qui ont des maisons, des jeeps et des voitures». En ajoutant que les autres n’ont rien, «pas même une tranche de pain».

Ces jours-ci, le secrétaire d’État américain Antony Blinken annonce le versement de 38 millions $.25 Une fois de plus, il est question de reconstruction. Le chef du Hamas, Yahya Sinouar, envisage même une trêve de longue durée avec Israël, à condition que le blocus du territoire soit levé.26 Qui sait, la suite des choses fera peut-être mentir le désespoir d’un protagoniste du récent documentaire Gaza?

Quelle est la différence entre la bande de Gaza et une prison? demandait-il.

Réponse : En prison, il existe une mince possibilité d’être libéré

1948 Création de l’État d’Israël. Guerre entre le nouvel État et plusieurs pays arabes. L’armée égyptienne s’empare de Gaza, qu’elle va administrer durant 20 ans.

1967 Guerre des six jours entre Israël et plusieurs pays arabes. L’armée israélienne occupe la bande de Gaza. 

1987-1988 Première Intifada (révolte) de la jeunesse palestinienne, qui affronte l’armée avec des pierres.

1993 Les accords d’Oslo prévoient la création d’une «Autorité palestinienne», qui doit administrer les territoires de Gaza et de la Cisjordanie.

2000-2001 Seconde Intifada. De nombreux attentats suicides contre Israël sont revendiqués par le Hamas et le Jihad islamique.

2005 Israël retire ses troupes et ses colonies dans la bande de Gaza.

2006 Élections surprise du mouvement Hamas aux élections palestiniennes dans la bande de Gaza. Le mouvement étend son contrôle sur le territoire. Une partie de la communauté internationale interrompt l’aide humanitaire. Israël entame un blocus des frontières.

2013 En Égypte, un coup d’État militaire renverse le gouvernement des Frères musulmans, plutôt sympathique au Hamas. L’armée égyptienne durcit le blocus du territoire. 

2014 Pour la troisième fois en sept ans, Israël et la bande de Gaza s’affrontent. 2200 morts palestiniens. 73 morts israéliens.

2021 Nouveaux affrontements. Du côté palestinien, on dénombre 250 morts et 2000 blessés. Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées.  

 « Qu’ils soient tous damnés pour leur cruauté et leur sadisme ! »

Qu’ils aillent au diable. Maudit soit Rafael Gana, le directeur adjoint de l’administration pénitentiaire israélienne, qui a écrit au ministre de l’Intérieur : “Votre demande ne remplit pas les conditions préalables à sa prise en compte.”

Au diable Katy Perry, la directrice de l’administration pénitentiaire israélienne, qui a approuvé la décision. Maudit soit le ministre de la sécurité publique Omer Bar Lev, le lâche sans cœur, qui n’a pas levé le petit doigt pour changer cette décision diabolique. Et par-dessus tout, que le Shin Bet soit maudit, car il est probablement derrière cette décision, comme il l’est derrière bien plus que nous ne le savons.

Maudits soient tous ceux qui sont complices de cette décision sadique de ne pas libérer Khalida Jarrar de prison pour qu’elle puisse assister aux funérailles de sa fille.

Maudit soit ce nouveau gouvernement, qui prétendait annoncer un changement, et dont aucun des ministres n’a agi pour s’opposer aux institutions maléfiques qui ont décidé de laisser Jarrar en prison. Pas même les ministres Merav Michaeli et Tamar Zandberg, qui ont vraisemblablement beaucoup plus en commun avec la féministe laïque combattante de la liberté Jarrar qu’avec leur collègue Ayelet Shaked.

Et maudits soient les médias israéliens, qui, à l’exception de ce journal, ne se sont pas intéressés à cette histoire, qui a été rapportée dans le monde entier mais pas en Israël.

Jarrar est une prisonnière politique. Après une série d’arrestations sans procès, elle a été condamnée à deux ans de prison pour “appartenance à une organisation illégale”, dans un pays où il n’existe aucune organisation autorisée aux Palestiniens.

La libération de Jarrar est prévue pour le 25 septembre, soit dans deux mois environ. Tous les dangers existentiels qui guettent le pays à sa libération seront prêts à resurgir dans deux mois…

Dimanche, sa fille Suha a été retrouvée morte, apparemment d’un arrêt cardiaque. Le corps de Suha a été retrouvé environ cinq heures après sa mort, après que sa sœur au Canada n’ait pas réussi à la joindre par téléphone et ait demandé à des amis de forcer l’entrée de la maison. Ghassan, le père de Suha, se trouvait à Jénine à ce moment-là et s’est précipité chez elle.

Les Jarrar ont deux filles : Suha, qui a obtenu une maîtrise en changement climatique au Canada et travaillait pour le groupe de défense des droits de l’homme Al Haq à Ramallah, et Yafa, qui a obtenu un doctorat en droit au Canada et y réside.

Je n’oublierai jamais ce moment dans le tribunal militaire d’Ofer, à l’été 2015 : Yafa, Suha et Ghassan dans le public, Khalida sur le banc des accusés, et l’officier de l’administration pénitentiaire israélienne, Bassam Kashkush, qui a soudainement permis aux deux jeunes femmes de s’approcher de leur mère et de l’embrasser.

Même le directeur de la prison a eu les larmes aux yeux. C’était interdit, contraire au règlement, mais ce que l’agent Kashkush a osé permettre, dans un rare moment d’humanité et de compassion, l’État d’Israël, le chef de l’administration pénitentiaire et le ministre de l’intérieur ne l’ont pas fait.

Tout ce qu’il fallait, c’était un minuscule degré d’humanité. Tout ce qui manquait, c’était une quantité minime d’humanité.

“Il avait une mère, après tout”, a écrit le poète Nathan Alterman. Ils sont aussi des parents, après tout, Katy et Omer et les agents du Shin Bet. Sont-ils capables d’imaginer ce que cela signifie de perdre une fille encore jeune et de ne pas pouvoir aller à ses funérailles ? De ne pas être avec son père et sa sœur pendant leur tragédie ? De faire son deuil dans une cellule de la prison de Damon ? Entendre parler de la mort de leur fille sur Radio Palestine ?

Quoi d’autre ? Que dire d’autre sur l’insensibilité israélienne, si ce n’est une chose : Jarrar est un être humain, mais pour la plupart des Israéliens, elle ne l’est pas. Elle est une terroriste, bien qu’elle n’ait jamais été condamnée pour terrorisme, et elle est Palestinienne et fière de l’être, et c’est encore pire, apparemment.

Le lendemain de la mort de Suha, alors qu’il y avait encore un espoir que Jarrar soit libérée, la grande salle de réception du centre de Ramallah était remplie de monde. Toute la gauche laïque de la ville est venue se joindre à Ghassan, qui restait si seul dans son deuil. Il a pleuré et pleuré, et tout le monde a pleuré avec lui.

Fadwa Barghouti, la femme de Marwan, qui était assise à côté de moi, a dit que leur fils Aarab rendait en ce moment visite à son père en prison pour la première fois depuis l’apparition du coronavirus. Il est le seul membre de la famille à être autorisé à rendre visite à Marwan. Fadwa n’est pas autorisée à rendre visite à son mari, et Khalida n’est pas autorisée à assister aux funérailles de sa fille.

La cruauté israélienne, quelle horreur !

Bio-express

Gidéon Lévy, né en 1955, à Tel-Aviv, est journaliste israélien et membre de la direction du quotidien Ha’aretz. Il vit dans les territoires palestiniens sous occupation. Gideon Levy a obtenu le prix Euro-Med Journalist en 2008, le prix Leipzig Freedom en 2001, le prix Israeli Journalists’ Union en 1997, et le prix de l’Association of Human Rights in Israel en 1996.

ideon Lévy est connu en grande partie pour s’être élevé dans des médias israéliens pour dénoncer la politique israélienne à propos de Gaza et de la Cisjordanie. Il critique aussi les médias et la société israélienne, selon lui insensibles au sort des habitants des Territoires occupés. Il tient dans Haaretz une chronique hebdomadaire sur des activités de l’armée israélienne sous le titre de « Twilight Zone » soit « zone grise ». Lévy se définit comme un patriote israélien.

En tant que journaliste, le quotidien Haaretz l’a envoyé en mission à Sarajevo pendant la guerre des Balkans.

En 2015, il reçoit le Prix Olof Palme avec le Palestinien Mitri Raheb.

 Il est l’auteur du livre « The Punishment of Gaza », qui a été traduit en français : « Gaza, articles pour Haaretz, 2006-2009 », « La Fabrique, 2009 ».

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