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Les efforts des érudits algériens pour combattre les thèses d’Ibn Taymiya et du wahhabisme

Les efforts des érudits algériens pour combattre les thèses d'Ibn Taymiya et du wahhabisme

Le wahhabisme a été la plus grande calamité qui a affecté l’islam durant les derniers siècles; critiquant les quatre écoles juridico-théologiques et appelant à suivre le Livre et la sunna, il ne fit qu’augmenter le nombre de ces écoles, puisque le wahhabisme en devint une, la science et la spiritualité en moins. 

Propagé au niveau planétaire dès le début des années 1960 grâce aux pétrodollars, le wahhabisme détruisit le « fiqh », en donnant l’illusion de faciliter l’accès aux sources de l’islam et de mettre le coran et la sunna entre les mains de tout le monde. 

Conséquences directes, dès le début des années 1980, les quatre écoles juridico-théologiques traditionnelles furent désertées, le plus incompétent d’entre nous se mit à puiser directement dans le coran et les livres de hadith ; à renvoyer les maitres de la science juridiques, Malek, Chafïi et Abou Hanifah, ainsi que leurs exégètes, loin de la sphère temporel, comme de vulgaires escrocs. 

Or il y avait des différences de taille entre islam, en tant que croyances communes, islam en tant que pratique, et islam en tant que sciences de la religion et disciplines scientifiques. Si le premier était d’accès aisé, évidemment, pour que le commun des humains puisse en saisir le sens et le suivre, le second exigeait de la lecture et de l’assiduité, alors que le troisième relevait de la science pure et demandait des années d’études. 

Le wahhabisme met à terre les sciences de l’islam 

L’exégèse coranique, le hadith, le « fiqh », la grammaire, les « oussol », la logique et  (qui sont les disciplines de l’islam par excellence) sont des sciences à part entière; une vie complète ne suffirait pas à l’individu pour en cerner parfaitement une seule. Le hadith, que le wahhabisme vulgarisa et mit à la portée de tous, des experts comme des médiocres, est une science musulmane qui demande une vaste érudition, et comporte plusieurs disciplines, au nombre de huit, dont le wahhabisme n’en saisit qu’une seule : le « takhrij ». Quand bien même un hadith peut être correct et valide au plan du « sanad » (la science de la chaîne des rapporteurs du hadith), son « matn » (texte, contenu) peut s’opposer à d’autres textes, plus puissants sur le plan de l’authenticité et plus conformes aux textes coraniques, et dans ce cas, la priorité ne lui est pas donnée. 

Des versets coraniques et des hadiths pris isolément ou hors de leur contexte ont servi à des musulmans à faire la guerre et tuer d’autres musulmans, avec la bénédiction des cheikhs wahhabites. Voilà ou pouvait mener l’illusion de puiser les textes sont en référer aux érudits des écoles traditionnelles. Sur ce seul et unique point, le wahhabisme aura été une véritable calamité pour l’islam. 

Des versets coraniques, révélés au prophète au sujet des mécréants de Medine, ou contre les Juifs et les Chrétiens de l’époque mahométane, ont été retournés et utilisés contre les musulmans, ont servis à construire leur texte accusatoire, puis à les faire assassiner par des fetwas proférées par les descendants de Mohamed Ibn Abdelouahab. 

Beaucoup d’informations vous surprendront dans cet article parce qu’elles sont révélées sur la place publique pour la première fois, étant donné qu’elles n’ont jamais, à ce jour, quitté les cercles érudits.

Le sujet exige une connaissance pluridisciplinaire pour s’en faire une idée précise, et non une approche journalistique. 

Pour l’histoire, il n’est pas possible de passer outre les textes des contemporains d’Ibn Abdelouahad, qui lui ont répondu et contredit ses dérives, comme Ibn Afâlik, Ibn Fatruz, Uthmâne Ibn Maamar, ainsi, son propre frère, Sulaymane, l’Histoire d’Al Jabarti, qui a été contemporain de la naissance de la secte wahhabite et a condensé au jour le jour les chroniques wahhabites. 

De même, les textes des érudits maghrébins étaient nombreux et ont à ce jour, cette actualité de leur temps, celle d’avoir répondu à Ibn Abdelouahab de son vivant pour le délégitimer et le mettre en garde contre ses propres erreurs.

 Les propres historiens du wahhabisme, dont Ibn Ghannâm, rapportent dans leurs chroniques apologétiques les preuves à charge sur les dérives excommunicatrices du prosélytisme wahhabite dès le commencement de sa propagation à Huraymila, à Dar’iya, à Nejd, puis dans tout le Hedjaz et la Péninsule arabique. 

   Pour comprendre également la dialectique et la science dérivante d’Ibn Taymiya, parrain et source unique, exclusive et indépassable du wahhabisme, il faut revenir à ses contemporains et tout ce qui a été écrit sur lui de son vivant et juste après : Ibn Jumââ, Safieddine al-Hindi, Ibn Zamlakâni, as-Subki, le père et le fils, Al Akhmîmi, Abu Hayyan, Safadi, Dhahabi, Ibn Hajar, Abu al-Alâ al-Bukhari, etc.

   Pour les disputatios, je ne recommanderais jamais assez « Dorar al kamina » du grand historien Ibn Hajar al-Askalani (« les Joyaux cachés », qui porte bien son nom), une compilation historique sur les grands événements de son temps. Le livre est un document unique qui rapporte, entre autres, les minutes des divers procès intentés à Ibn Taymiya par les savants de son temps, les arguments déployés par ceux-ci et par celui-là, les comptes-rendus qui ont remontés aux souverains mamelouks et les déclarations faites à la population sur la place publique concernant Ibn Taymiyya. 

    Pour Ibn Abdelouahab, les livres du Chérif Zeyni Dahlan, qui a été le plus grand pourfendeur du wahhabisme, et qui a vécu la naissance et la fin du second Etat d’Al Saoud, sont incontournables. 

Sujet-surprise 

Voilà un sujet qui va surprendre. Premièrement, parce qu’il n’a pas fait l’objet d’une recherche sérieuse, les écrits sur le sujet n’ayant jamais été entrepris à ce jour; deuxièmement, parce qu’on pense de l’ordre de l’invraisemblable que des érudits et des lettrés du Maghreb central aient pu déjà, il y a sept siècles, s’opposer scientifiquement et théologiquement aux dérives d’Ibn Taymiya, gourou du wahhabisme actuel; enfin, si le fait existe réellement, pourquoi n’a-t-il pas été évoqué et où sont les livres et les documents qui l’attestent ? 

Voilà à quoi nous allons répondre dans les détails en présentant une foule de documents rares ou totalement inédits qui prouvent, d’abord, le danger qu’a représenté la pensée d’Ibn Taymiya ( 1263-1328) au cœur même de l’islam dès son émergence, il y a sept siècles, puis les réponses opposées au personnage de son vivant même, certains savants s’étant même déplacé à Damas, en Syrie, pour lui apporter le démenti et la réfutation scientifique lors des disputationes (pluriel de disputatio, une discussion organisée selon un schéma dialectique sous la forme d’un débat oral entre plusieurs interlocuteurs, en général devant un auditoire et parfois en public) très à l’honneur à l’époque mamelouke.

De même, les réfutations se sont poursuivies jusqu’à aujourd’hui, puisqu’après avoir été pratiquement éteinte, la pensée excommunicatrice et dangereuse d’Ibn Taymiya a été remise sur rails par Mohamed Ibn Abdelouahad (1703-1792), le wahhabisme et les pétrodollars de l’Arabie Saoudite, après la refondation du Troisième Etat saoudien, en 1931.

Il est vrai que les Talibans et Mohamed Ben Selman tentent aujourd’hui de mettre à terre le rigorisme du wahhabisme, mais le temps qui leur est imparti est court et le mal est profond tant en Arabie Saoudite qu’en terrepachtoune.

Cherif al Bakri al Maghribi, le premier

Un des premiers maghrébins ( je n’est pas la certitude qu’il fut un natif du Maghreb central de manière précise, mais le livre de Tabbani, « Baraât al-ach’ariyine » le laisse suggérer) à croiser le fer avec les prédécesseurs d’Ibn Taymiya s’appelait Cherif al Bakri al Maghribi, qui arriva à Baghdad en 474 de l’hégire, s’imposa comme un érudit hors pair et commença à dispenser des cours de théologie à l’école Nidhamiya de Baghdad, considérée comme un sorte d’Université des hautes études, certainement la plus imposante de son temps.

Al Maghribi s’attaqua frontalement aux anthropomorphistes (qui certifiaient la véracité des attributs physiques à la divinité, comme le faisaient certains littéralistes de la science du « hadith »). Ceux-ci se liguèrent contre lui, et s’ensuivit une longue disputatio public, qui, à la fin, tourna à l’avantage du Maghrébin qui alla jusqu’à les renvoyer de l’école qu’il fréquentaient et leur arracha des mains le livre d’Abi Yaala, leur livre-référence, qu’il lisait en public en opposant le démenti théologique et rationnel à chaque formule qui s’y trouvait pour en démonter les erreurs et prouver l’égarement des anthropomorphistes (dont Ibn Taymiya serait plus tard le maitre à penser). 

   El Maghribi était-il en mission commandée de la part de Nizam al Mulk? Nous serions tentés de le croire, d’autant que la fitna générée épisodiquement par les adeptes d’Ibn Hambal menaçait la cité et était source de tensions à Bagdad. 

Al Âbuli et Al Okbani 

Al Âbuli (707 h.-1350), était un savant tlemcénien originaire d’Avila, à Madrid. Il était le maître d’Ibn Al Khatib, Ibn Khaldun, Cherif Tilimçani, Al Okbani et Ibn Marzouk, pour ne citer que les plus illustres. Il a été à la base de la domination de la caste des ulémas de Tlemcen sur tout le Maghreb arabe. Son apport dans la déconstruction des idées taymistes vient de ce qu’il a conforté les idées ach’arites en les dotant de la force des sciences rationnelles, comme la logique, les deux oussoul et la linguistique appliquée. 

Saïd El Okbani (mort en 811 h.), était un faqih malékite et grand cadi à Tlemcen, Bejaia, Salé et Tunis, pendant plus de quarante, à un moment où le Maghreb grouillait de savants et de  lettrés. Autorité intellectuelle, juridique et théologique incontestée de son temps, Al Okbâni était aussi exégète, grammairien et logicien (il rédigea un important traité de logique aristotélicienne, en appui au célèbre corpus d’Al Khounaji).

  Il est en outre l’auteur de « kitab el ouassila bidhat illahi oua sifatihi » qui démontre les thèses d’Ibn Taymiya – sans le nommer- concernant les attributs de Dieu, ses qualités intrinsèques et ses immanences.  

Abderrahmane et-Thaâlibi

Abderrahmane et-Thaâlibi (875 h.-1470) est le grand savant de l’Algérie à la fin de l’époque zianide. Grand exégète du coran, il légua à la postérité ses célèbres « Jawahir al-hissâne », étudiés dans le monde entier, mais aussi plusieurs dizaines d’autres ouvrages qui traitaient de toutes les disciplines connues de son temps: histoire, soufisme, grammaire, logique et hadith. 

   Ach’ârite, comme l’atteste son exégèse du coran, grand soufi, comme l’indique son « Pôle des érudits », il va de bout en bout de son œuvre, composée de plus de quatre-vingt dix livres, à l’encontre des idées taymistes. Son nom est resté à la postérité comme le symbole religieux et spirituel d’Alger et sa tombe demeure vénérée à ce jour.  

Mohamed Ibn Youcef es-Senouci (895 h.-1490), le plus grand des érudits et des ascètes de son temps, celui dont les livres sur la foi et les convictions allaient devenir autant de références pour toute la communauté du vaste monde musulman, de la Mauritanie aux Philippines. 

  Aujourd’hui encore, à Al Azhar, au Caire, à Damas, à Alger, à Marrakech, à Nouakchott, à Tombouctou, à Téhéran, à Djakarta et là où vous allez, vous lirez dans les plus grandes universités ses livres : « Oum al barahïn », « Soghra es-soghra », « les Introductions », etc. tous des traités de foi « akida » incontournables pour tout musulman. 

  Ce grand soufi, considéré de son vivant comme un ascète et un enfant de Dieu, n’était pas uniquement versé dans la jurisprudence musulmane, la linguistique, la grammaire, les sciences théologiques et spirituelles, mais aussi dans les sciences appliquées et les sciences logiques et mathématiques, comme le suggèrent son « Exégèse d’Al Khounaji », son « Traité sur l’Algèbre », son « Exégèse médicale d’Ibn Cina » et son introduction à « Isagogé » de Porphyre de Tyr, principal référence de la logique aristotélicienne. 

En quoi cet immense érudit a-t-il mis à l’épreuve la doctrine taymiste? En tout point de vue, car toute son œuvre « akida » repose sur des paradigmes qui combattent les idées énoncés par Ibn Taymiya en son temps. 

   Aujourd’hui, es-Senouci demeure un des appuis essentiels dans le monde musulman pour faire face au taymisme et à ses descendants wahhabites. 

Al Akhdari, logicien hors pair

        Abderrahmane El Akhdari (1512-1546), un jeune érudit de Biskra, mérite toute votre attention. D’abord parce qu’il a laissé des œuvres pour la postérité, malgré son jeune âge (il disparut prématurément à l’age de 34 ans), ensuite, parce que son œuvre principale, « Essoullem al mouraounaq fi îlm al mantique » (« l’Echelle dans la science de la logique ») est étudié à ce jour dans le monde entier. Ce court traité en vers est devenu la référence des logiciens arabes après lui. 

Alors qu’Ibn Taymiya, cherchant à s’attaquer à Aristote, interdisait l’enseignement de la logique aristotélicienne, El Akhdari, avec pondération et science, étala tout son savoir sur la question, en démontra le bien-fondé et expliqua ses bases et ses techniques déductives et syllogistiques de l’art du raisonnement.

     En plus de la logique formelle, ou logique d’Aristote, le court traité d’El Akhdari enseigne aux étudiants la méthodologie, l’esprit critique et l’esprit de synthèse, le raisonnement, la rationalité et les méthodes inductives et déductives, étapes essentielles pour développer des idées et avancer sainement dans l’univers de la science théorique. 

Les deux frères Ibn Al-Imâm

   Pendant la première moitié du huitième siècle hégirien, un nom dominait le Maghreb, de Tunis à Fès: Ibn El Imam. En fait, s’agissait d’un seul que portait deux frères, Abderrahmane et Aïssa. Leur père, un imam reconnu et pieux, leur légua ce nom, de sorte qu’ils n’étaient reconnus que sous l’appellation d’Ibn al Imam. 

  Leur célébrité était telle que les étudiants se poussaient des coudes pour avoir une place sur le parvis des écoles où ils enseignaient ; de même, les souverains se surpassaient en révérence pour les avoir dans leur cour. Ils étaient des intimes du souverain mérinide Abu Al Hassan al Mérini, mais ils étaient surtout les intimes du sultan zianide Abou Moussa Hammou, qui leur fit construire une école des hautes études, où ils dispensaient des fetwas et des arrêts juridiques. 

   Ils passèrent aussi en Tunisie, puis en Egypte, alors grande métropole de l’islam et capitale politique et scientifique du vaste monde arabo-musulman à l’époque des Mammelouks.

    C’est au Caire qu’ils eurent l’occasion de rencontrer Ibn Taymiya, érudit polémiste de Damas et une des attractions de son temps. Leur disputatio publique due être célèbre à l’époque, mais on n’en connait pas les minutes. Les chroniques historiques ( « Dibâj », « Nayl al ibtihâj », « Dorrat al hijâl », ainsi que le dictionnaire des célébrités d’Algérie « Taarif es-salaf », etc) disent seulement que les deux frères Ibn Al Imam eurent le dessus sur Ibn Taymiya. 

        On aurait été instruits sur la manière dont ils purent venir à bout d’Ibn Taymiya, car ce dernier était connu pour son caractère irascible, sa nature emportée et intempestive et son esprit encyclopédique qui lui permettait d’esquiver les attaques et d’éviter les pièges en utilisant une vaste panoplie d’arguments tirés de la théologie, de la philosophie, de la dialectique, de la rhétorique et des nuances de la langue. Le grand historien de l’islam, Ibn Hajar, nous a légué dans son livre « Dourar » des documents authentiques, des pièces des procès et les minutes de plusieurs arrêts de la Commission de constatation où, entouré des cadis des quatre écoles juridiques, et à bout d’arguments devant les cadors de la science rationnelle de son temps, représentée par Safieddine al Armaoui al-Hindi, Ibn Taymiya consentait à abdiquer et signer son repentir public. Mais aussitôt de retour parmi ses disciples, il reprenait de plus belle ses affirmations discutables, voire contestables, et ses choix théologiques et juridiques rigorisme et littéralistes, qui lui valurent de son vivant même des réfutations écrites de la part des grands érudits de son temps, et dont certains textes nous sont parvenus in extenso.  

Ibn Tilimçani

Son exégèse de Fakhreddine Razi mérite respect et révérence; car qui s’attaque à des textes aussi difficiles d’accès doit d’abord être un érudit de première classe. Et Ibn Tilimçani l’était certainement. En près de 700 pages, Ibn Tilimçani, un prédécesseur d’Ibn Taymiya, conforte l’acharisme et déconstruit les thèses anthropomorphistes (tajsim), qu’Ibn Taymiya adoptera et renforcera avec son énergie encyclopédique. 

Ibn Zekri

Son exégèse des « Feuilles » d’Abu Al Maâli Al Juwayni est une vaste encyclopédie érudite en deux volumes et plus de 1 000 pages sur les « oussoul el fiqh », une science islamique qui tire sa méthodologie de la logique, de la rationalité scientifique et de la dialectique; trois sciences contribuent au corpus des oussoul : la logique formelle, ou logique aristotélicienne, la linguistique en tant que science appliqué et les textes théologiques authentiques et authentifiés. C’est dire la rigueur et la discipline imposées à cette science qui constitue le must de la civilisation musulmane. 

Abu Ras al Maâçakri

          Mort juste avant la colonisation française de l’Algérie, en 1830, Abu Ras al Maâçakri nous légua plusieurs ouvrages, dont une autobiographie intitulée « Tahadouth bi niâmat Allah« . 

    Dans cet ouvrage, d’un grand intérêt historique et culturel, l’auteur raconte ces périples au Orient, dont sa visite aux Lieux Saints de l’islam et sa rencontre avec les érudits wahhabistes, qui l’Etat naissant, partit de Huraymila et de Deriya, venait de s’approprier tout le Nedjd et le Hadjaz et de se constituer en Etat souverain à la lame de l’épée. 

     Issu de l’école malékite et de la doctrine ach’arite, Abu Ras savait à quoi s’en tenir et s’attendait à des joutes théologiques pointues. Polémiste de talent, ayant une très haute estime de lui-même, il provoqua lui-même la polémique avec neuf des plus illustres savants wahhabite de la Mecque. 

     Selon ses propres affirmations, il déroula tout son savoir pour les convaincre de revenir aux thèses acceptées par toute la communauté musulmane. Il dit avoir réussi sur certains points, et que sur certains autres sujets les savants wahhabites firent preuve d’un entêtement qui ne lui facilita pas la tache de les faire revenir au droit chemin (lire :Tahaddouth, p. 119). 

      D’après ses questions auxquelles les wahhabites devaient répondere, Abu Ras constata qu’ils ne reconnaissaient aucune des quatre écoles sunnites traditionnelles et qu’ils avaient adopté une nouvelle doctrine, bien que dans les sources théologico-juridiques ils choisissaient celles d’Ibn Hambal. 

Zerbi al Biskri

            Vers le premier quart du XIXe siècle, vivait à Constantine Mouloud Ibn Mohamed Zerbi al Biskri (1897-1925). Faqih, uléma réformiste et journaliste de talent, il rédigeait des articles de presse pour « Siddiq », un périodique appartenant à Mohamed Ben Bakir, vers les années 1920. Il naquit à Zribet El Oued, au nord du Constantinois, puis se déplaça dans les Aurès, puis de là à la prestigieuse université Al Azhar où il acquit ses vastes connaissances et fourbit ses armes. 

       Ce météorite ne vécut qu’à peine vingt-huit ans, mais laissa une œuvre respectable, dont une exégèse au préambule du traité d’Ibn Achir, une exégèse de la logique d’Al Akhdari, des opuscules de jurisprudence, ainsi que des poèmes, dont une bonne partie a été publiée dans les journaux arabophones de l’époque. 

   Mais c’est surtout son exégèse du traité d’Ibn Achir qui nous intéresse le plus: « Boudour al afham oua choumous al ahlam ala akaïd Ibn Achir al imam ». Il s’agit d’une vaste œuvre qui explique dans le détail les fondements de la théologie et de la gnose musulmanes, et dans laquelle il se montre particulièrement acrimonieux et violent à l’égard des thèses taymistes et wahhabites. Une des parties qui ciblent directement Ibn Taymiya est celle qui s’attaque à réfuter la thèse déviante des événements sans commencement, une idée philosophique qui tend à prouver qu’il n’y a pas de commencement aux événements de l’univers parce que chaque événement est lui-même précédé d’autre événement ultérieur, et ainsi de suite sans fin. Une doctrine qui valut à Ibn Taymiya de son vivant des répliques violentes de la part des érudits égyptiens et syriens. 

Vision du monde contaminée par les kabbalistes

   Pour les savants ach’arites, cette vision de l’univers implique à la fin un naturisme, (ou évolutionnisme) qui ne se situe pas loin de l’athéisme, puisque suivant cette logique, le Créateur ne peut avoir d’existence propre que liée aux événements de sa création, et ceci est une hérésie pure. 

Mais Ibn Taymiya non seulement attestait de la justesse de cette voie mais estimait également qu’elle découlait d’un consensus de la communauté musulmane depuis les premiers temps de la Révélation. 

   En réalité, c’était encore une autre dérive d’Ibn Taymiya car jamais aucun savant n’avait avant lui évoqué pareille idée. En fait, cette idée était une constante dans la réflexion des philosophes qui ont toujours affirmé que Créateur et créé ont vécu de manière concomitante et parallèle et que chaque événement de la création avait un lien de causalité avec une action du créateur. C’était aussi une idée fixe chez Ibn Rochd (chez lequel Ibn Taymiya prit cette idée), qui estimait que le Créateur ne pouvait pas être oisif et sans lien avec les événements de l’Univers.

   Cette grave dérive donnait naissance à une autre : le Temps. Est-ce que le créateur vivait dans le même temps que nous, oui ou non ? Sans se tourmenter l’esprit outre mesure, et puisqu’il faisait équipe avec les anthropomorphistes, lesquels  attribuent tous les attributs physiques à Dieu, Ibn Taymiya pensait que oui. 

  En réalité, cette dérive procédait d’une idée erronée, celle de penser que le Créateur ne pouvait être en dehors du Temps. Pour les ach’arites, Dieu est situé hors de l’espace et hors du temps. Ce postulat – très scientifique, du restes – résout tous les problèmes une fois pour toute. D’autant qu’un hadith authentifié confirme cette réalité cosmique (« Dieu était et il n’y avait rien avec lui »). La science moderne et la physique quantique confirment également ce postulat. Depuis Albert Einstein et sa théorie de la relativité, nous savons que le temps est relatif. Mais avec la science des particules, les quantas, nous savons avec précision que le temps n’existe pas, qu’il est une illusion, une simple unité de mesure, et que dans l’absolu de Dieu, il n’a aucune réalité avec la perception humaine de ce temps.

            En page 68 de son excellent ouvrage théologique « Boudour al afham oua choumous al ahlam ala akaïd Ibn Achir al imam », Mouloud Ibn Mohamed Zerbi al Biskri déboulonne la théorie d’Ibn Taymiya par ses fondements. Avec force arguments et une méthodologie de grands professionnels théologiens. Quand je pense qu’il a certainement écrit ce livre au tournant de ses 25 ans, moi, personnellement, je me lève et applaudi avec révérence et admiration cet homme hélas, disparu prématurément. Il a certes pioché dans les ouvrages des grands maîtres de la doctrine ach’arite, mais le simple fait d’avoir étudié toute cette œuvre colossale à un âge si précoce pour en tirer un condensé aussi méthodique relève déjà du grand art.

Mohamed Larbi Tabbani

         Nous arrivons enfin à Mohamed Larbi Tabbani, le plus grand ennemi des wahhabites et le plus grand pourfendeur d’Ibn Tymiya, auteur de la vaste compilation « Baraât al-ach’âriyine min akaïd al-moukhalifine », le livre le plus sérieux écrit sur le sujet.

   Il est né à la même date que Mouloud Ibn Mohamed Zerbi al Biskri (1897), mais allait vivre encore quarante-cinq années. Mort en 1970, il fait encore l’objet de diverses études, colloques et recherches pour situer l’homme et le savant. 

Auteur d’un livre qui ferait changer d’avis tout wahhabite sérieux et objectif, Tabbani avait défié la mort pour l’écrire.

Vivant à la Mecque entre les années 1950 et 1970, Tabbani avait conscience du danger qu’il encourrait en écrivain un gros ouvrages, en deux tomes (et quelques 800 pages) pour démonter le wahhabisme par ses fondements.

Particulièrement méticuleux et académique, il déconstruisit une à une les idées wahhabites en déconstruisant celle de leur gourou, Ibn Yaymiya. 

Déjà auteur de plusieurs ouvrages contre le wahhabisme, il écrivait sous un nom d’emprunt : Abou Hamed Ibn Merzouk. Ses livres trouvèrent écho favorable auprès de la communauté musulmane d’Arabie, ce qui mit les groupes para-policiers de la Mecque en position d’alerte maximale pour mettre la main sur cet homme qui avançait parmi eux sous faux drapeau.

Quartier après quartier, pâté de maisons après pâté de maisons et chambre d’enseignent après chambre, il avançait au centimètre pour contrôler les maisons, vérifier les identités et l’intérieur des maisons. 

Nous sommes en mars 1970. Une des dernières volontés de Tabbani était de mourir chez lui de sa belle mort, entre ses amis et ses livres. Dieu exauça son vœu. Il mourait paisiblement en avril 1970, quelques jours seulement avant que les vigiles de la Mecque ne sachent que l’auteur du célèbre « Baraât al-ach’âriyine min akaïd al-moukhalifine » signé Abou Hamed Ibn Merzouk n’était autre que leur enseignant à la Mecque Mohamed Larbi Tabbani. 

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