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Abderrezak Dourari: « Il faut revenir à l’enseignement des langues maternelles »

Professeur des universités en sciences du langage et directeur du Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight, Abderrezak Dourari fait part, dans cet entretien, des difficultés auxquelles est confronté l’enseignement de tamazight en Algérie.

Il considère que « l’idée d’une seule langue pour des locuteurs différenciés, sur un territoire aussi vaste, est utopique et irréaliste ».

L’EXPRESS : Vous êtes à la tête du Centre national pédagogique et linguistique pour l’enseignement de tamazight (Cnplet) depuis 2005. Quel bilan faites-vous des activités du centre ?

Le CNPLET a été créé par un décret exécutif en décembre 2003. Un an plus tard, j’ai été installé à sa tête. Avant de parler du bilan du centre, vous devriez savoir que le CNPLET a le statut juridique d’établissement public à caractère administratif (EPA), ce qui l’empêche de recruter des chercheurs.

Comme je souhaitais avoir des chercheurs, j’ai signalé ce problème au ministère de l’Éducation nationale et même à des amis qui étaient au plus haut niveau de l’État. Suite à leur demande, j’ai corrigé le statut du centre pour l’adapter à ses missions, mais le statut n’est jamais sorti.

Donc, le centre en tant qu’institution de recherche est quasiment bloqué depuis sa création.   Dans le centre, il n’y a aucun chercheur organique (sur les 12 prévus), il n’y a que le directeur qui est chercheur. 

En 2007, nous avons demandé sa transformation en académie pour la langue et la culture amazighe. En 2008, nous avons obtenu cette possibilité et proposé un statut pour l’Académie, qui est passé au conseil du gouvernement, qui l’a adoptée. Ensuite, il a été déprogrammé à deux reprises par le Conseil des ministres.

Jusqu’à aujourd’hui, le centre a fonctionné grâce à l’aide de chercheurs associés qui veulent enrichir leur CV. Et nous travaillions avec eux pour qu’on produise de la recherche.

S’agissant du bilan du Cnplet, qui a pour mission de réaliser des études sur le tamazight, il a initié et réalisé un travail sur un ensemble de thématiques et de questions liées à la normalisation, aux méthodes d’enseignement du tamazight, à la dictionnairique électronique et à la standardisation, selon les méthodologies connues dans les sciences du langage.

Le centre a travaillé aussi sur l’intégration des langues maternelles algériennes, dans le cadre de la politique linguistique de l’Etat algérien, qui a décrété le tamazight langue nationale en 2002 et officielle en 2016, ainsi que sur la manière de gérer le multilinguisme, nécessairement accompagné par le multiculturalisme.

En effet, chacune des variétés renvoie non seulement à une norme linguistique particulière, mais en même temps à une vision culturelle particulière. Il ne faut pas oublier qu’au-delà de la variation linguistique et culturelle dans la société algérienne, nous avons l’unité nationale réelle. Un fait que j’ai explicité dans mon ouvrage intitulé « Culture nationale, cultures populaires », publié en 2002 aux éditions l’Harmattan.

Le CNPLET a également réussi, grâce à des efforts surhumains, à publier une revue scientifique « TIMSAL n Tamazight » qui est très appréciable, et dans laquelle nous avons traité toutes les questions fondamentales liées à la notion de la norme à enseigner, et comment prendre en charge le tamazight dans l’école. Nous avons abordé des problématiques nécessaires pour l’avancement de tamazight, d’un point de vue méthodologique et de la recherche structurale.

Ce qui est positif dans le travail réalisé par le Centre est que nous avons permis aux chercheurs dans ce domaine, qui ont publié des articles dans cette revue, d’aborder les problématiques modernes liées aux langues, à leur normalisation et aux méthodologies modernes.

Certains privilégient la standardisation de tamazight ….

C’est une posture généreuse initiée notamment par Mouloud Mammeri, mais qui est fausse du point de vue des théories linguistiques. Dans ses deux ouvrages, Amawal n Tmazight (lexique de tamazight) et Tajerrumt n tmazight (grammaire berbère), Mouloud Mammeri avait pour objectif de faciliter la communication berbérophone à l’échelle maghrébine et de permettre à tous ses locuteurs différenciés de s’exprimer dans la même langue qui s’appellerait « tamazight ».

Une démarche erronée qui lui a valu des critiques acerbes de la part de spécialistes. Linguistiquement, l’idée d’une seule langue pour des locuteurs différenciés sur un territoire aussi vaste est utopique et irréaliste.

Le recueil de tamazight n’a toujours pas été fait.  Partant d’une idéologie homogénéisante, les centres de recherches et départements de langue et culture amazighes continuent de fabriquer une langue artificielle soi-disant unifiée. L’effet pervers d’une telle posture est d’arriver à une langue que personne ne comprend et qui serait gérée uniquement par un petit groupe « sectaire » qui produit une langue artificielle et la fait reproduire par leurs étudiants dans le domaine de la recherche.

Et ce n’est qu’à partir de 2014 que les enseignants et chercheurs ont commencé à comprendre que la méthode qu’ils devraient préconiser est de constituer une base lexicale générale, un corpus de la langue selon les variétés, et de faire tout le travail de néologie nécessaire à partir de ce corpus et de la réalité de la langue.

Il ne faut pas oublier, pour comparaison, que jusqu’à aujourd’hui, des langues qui ont des siècles d’évolution continuent à constituer le corpus national de la langue (le français et l’anglais).

Donc le CNPLET ne collabore pas avec les départements de langue et culture amazighe ?

La collaboration est individuelle. Quand on publie une problématique et fait appel à communication pour un colloque international ou pour la revue du Centre, des chercheurs et enseignants nous saisissent à titre individuel. Nous avons réussi à les intéresser aux problématiques nécessaires pour le développement de la langue.

Nous espérons que le tamazight soit retiré de la manipulation idéologique et pris en charge par une académie scientifique de haut niveau, pour éviter les dérives identitaires.

Quelle méthode préconisez-vous pour l’enseignement du tamazight  ?

Le tamazight est une langue artificielle qui a servi aux militants pour s’affirmer et pour affirmer la quête identitaire de l’amazighité, mais elle commence à poser problème même en Kabylie. Le tamazight (les variétés naturelles) était déjà déclassé  ; là, il est doublement déclassé. Celui qui parle, par exemple, un kabyle naturel se trouve en position d’incompréhension par rapport à ce tamazight. On ne peut pas faire porter à tamazight, dans son état actuel, le savoir que peut porter la langue française ou anglaise…

Dans le système éducatif, il est nécessaire de revoir les textes avec lesquels on enseigne cette langue et de simplifier son écriture avec des manuels comprenant des textes authentiques. Maintenant que le tamazight entre dans le domaine officiel, on doit prendre des décisions, réfléchir sur l’action et faire des correctifs par rapport à cet enseignement. Il faut revenir à l’enseignement des langues maternelles.

Est-il question de confectionner un dictionnaire pour avoir un tamazight « commun » ?

Ce n’est pas possible qu’on fasse un dictionnaire commun. Aujourd’hui, il faut faire un dictionnaire pour chaque variété. Une fois toutes ces variétés recueillies, il fera l’objet d’une étude de normalisation.

Il peut être commun d’une certaine façon, car l’informatique permet de faire un dictionnaire multilingue à plusieurs entrées. Pour le même terme, on prend une langue comme base de référence pour laquelle on établira des entrées, avec une possibilité de voir son équivalent dans les autres variétés ; mais il nous faut d’abord un corpus de chacune des variétés.

Pour le moment, aucun institut ou centre de recherche n’a produit un seul corpus alors qu’ils ont les moyens de le faire, des chercheurs et étudiants chercheurs. Au lieu de rêver de faire des mathématiques en tamazight (ce n’est pas impossible en soi), il est plus utile de recueillir les corpus de langue dans chacune des variétés, d’établir leurs bases lexicales et ensuite d’en venir à leur développement. Ça sera un dictionnaire commun.

À la base, il est multiple pour l’utilisateur qui a une possibilité d’accès à toutes les variétés par n’importe quelle entrée de n’importe quelle variété. Nous devons faire un corpus de la langue amazighe entre dictionnaire ancien, actuel, production néologique faite dans les universités et réunir le maximum de données ; puis faire un grand corpus sur lequel les académiciens vont travailler pour produire des dictionnaires et les valider. Une fois que nous avons des corpus des variétés de tamazight, on fait des dictionnaires et enfin, on essaie de dégager des points communs.

Il faut savoir qu’aucune langue n’est pure. Les influences entre les langues sont naturelles. La pureté des langues comme la pureté des races n’existe pas. Et quand un mot entre dans notre habitus linguistique, il ne faut pas l’exclure, surtout ceux ayant une consonance amazighe.

Selon vous, quel est le caractère de transcription qui convient le mieux à l’enseignement du tamazight  ? 

On a fait de quelque chose de subsidiaire et de marginal un point d’achoppement crucial. Le caractère de transcription est important seulement au niveau symbolique. Toutes les langues peuvent s’écrire dans n’importe quel caractère, car ce n’est pas le caractère qui définit une langue.

Et enseigner et écrire le tamazight dans les trois graphies ou dans une autre graphie ne gêne aucunement le linguiste, pour faire son travail correctement. Les linguistes ne travaillent jamais sur le caractère mais sur l’alphabet phonétique international (API).

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L'express quotidien du 18/06//2025

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