Dans cet entretien, Mohammed Boudjelal estime que l’avenir de la finance islamique est prometteur en Algérie, bien que cette industrie ne bénéficie pas des mêmes avantages offerts à la finance classique. Il indique que dans certaines banques, l’afflux des dépôts a dépassé la capacité d’accueil des guichets islamiques.
L’EXPRESS : Vous êtes membre du Haut Conseil islamique (HCI). Cette instance n’a cessé depuis des années de plaider pour l’adoption de la finance islamique. Que fait concrètement le HCI pour intégrer la finance islamique dans le système bancaire ?
Mohammed Boudjelal : Le Haut Conseil islamique (HCI), après l’installation en septembre 2017 de sa nouvelle composante, suite au décès de feu Amrane Cheikh et à la nomination du Dr Ghlamallah Bouabdellah, a émis sa toute première déclaration sur la finance islamique en exhortant les pouvoirs publics à s’ouvrir à cette nouvelle industrie qui a été adoptée par plus de 80 pays à travers le monde, et dont l’idée est algérienne et remonte à 1929 avec le projet de création d’une banque islamique proposé par l’érudit Ibrahim Abou Al-Yakadan et sabordé par l’administration coloniale de l’époque.
La réponse des pouvoirs publics s’est manifestée timidement par la publication du règlement 18-02 du 4 novembre 2018, qui n’a pas eu d’effets sur le terrain.
Il a fallu attendre l’élection présidentielle du 12 décembre 2019 qui a promu M. Abdelmadjid Tebboune comme Président de la République. Le chef de l’État a honoré son engagement d’encourager la finance islamique afin qu’elle contribue efficacement au financement de l’économie nationale en ciblant la mobilisation de l’argent évoluant en dehors du système bancaire à cause, entre autres, de l’absence à grande échelle de banques observant les principes de la finance islamique.
Cette volonté a été traduite sur le terrain par la publication du règlement de la Banque d’Algérie (BA) n° 20-02 du 15 mars 2020, en collaboration avec le HCI qui a répondu présent à ce devoir national. Étant chargé de ce dossier au niveau du HCI, je confirme la volonté de la BA et des autres institutions de tutelle de développer le cadre légal et réglementaire pour asseoir les bases d’une industrie naissante touchant les secteurs bancaire, d’assurance Takaful et des Sukuk (l’alternative aux bons de trésor et aux titres obligataires classiques) – à ce chantier, nous sommes en train de travailler avec la DGTC et les autres directions du ministère des Finances –, le Wakf et la Zakat qui représentent la finance philanthropique du système financier islamique.
Dans toutes ces étapes, le HCI a contribué à l’élaboration des textes de loi qui ont été promulgués au fil des cinq (5) dernières années. En peu de mots, de par l’expertise de ses membres, le HCI s’est manifesté comme une institution de ‘think tank’ pour l’industrie de la finance islamique en Algérie. Il y a lieu de signaler à ce titre la réactivité des organismes de tutelle et leur ouverture à la concertation avec le HCI qui, lui-même, ne lésine pas pour associer les experts de la profession bancaire de la place. La finance islamique est un projet national. Le HCI est conscient que toutes les bonnes volontés et tous les experts doivent être conviés à participer à la bonne prise en charge et à la bonne mise en œuvre de cette industrie.
Le total des dépôts de la finance islamique dans les banques est estimé actuellement à 900 milliards DA. Quelle lecture en faites-vous ?
Je dirais que le chiffre est beaucoup plus important. La chose essentielle à souligner est que la réactivité des acteurs économiques (particuliers et entreprises) a été si importante que, hormis les banques al-Baraka et Salam, l’afflux des dépôts a dépassé la capacité d’accueil des guichets islamiques créés au niveau des six (6) banques publiques et des quatre (4) banques privées. Ces guichets ont atteint la phase de maturité et qu’il va falloir passer à la nouvelle étape : la création de banques publiques et privées fully fledged islamiques, un projet en gestation au niveau du ministère des Finances et dans certains cercles privés.
Quelle est la part de la finance islamique sur le marché financier en Algérie ?
En cours d’implémentation et n’ayant pas vu élargir les avantages offerts aux banques classiques en matière d’investissement dans les secteurs de l’industrie, de l’agriculture et du tourisme, la finance islamique peine à gagner une part importante du marché bancaire. Mais le potentiel de croissance est là, et l’avenir de la finance islamique est prometteur. Je ne peux pas m’étaler plus. Il faut juste nous donner le temps pour confirmer ou infirmer cette lecture optimiste du devenir de l’industrie de la finance islamique.
Quel produit intéresse le plus les clients ?
Les produits qui attirent le plus les particuliers, comme les entreprises, sont les financements à marge bénéficiaire prédéterminée. L’explication de ce phénomène nécessite un long développement que j’ai traité dans un article intitulé : « Rethinking the Theory of Islamic Banking » publié dans une revue spécialisée en Grande-Bretagne.
Quel rôle doit jouer la finance islamique dans le développement économique du pays ?
L’Algérie a besoin de l’argent qui circule en dehors du système bancaire et financier. La finance islamique contribue justement à cet effort national de mobilisation de cette manne financière en l’injectant dans les circuits formels de financement de l’économie. Le Groupe d’action financière internationale (GAFI) et le FATCA (The Foreign Account Tax Compliance Act) observent le mouvement de fonds de par le monde. Nos citoyens doivent contribuer à asseoir une économie nationale clean et transparente, à défaut d’être classée dans le bas de l’échelle de ses organismes supranationaux.
Quels sont les obstacles à l’essor de la finance islamique ?
Je me limite à citer quatre obstacles. Je cite en premier lieu, la création du Conseil de coordination interprofessionnelle de la finance islamique (COCIFI) qui tarde à venir. Le COCIFI, minutieusement conçu, préparé et élaboré par les organismes de tutelle (BA, MF et HCI) n’a pas encore vu le jour depuis 2022. Il a pour objet d’assurer l’accompagnement professionnel de l’industrie.
Deuxièmement, la finance islamique n’est pas encore claire ou comprise par le grand public. Un grand effort de vulgarisation nous attend. Les experts capables de donner les bonnes réponses se font rares.
Troisièmement, le non-élargissement de l’aide de l’État aux secteurs productif, agricole et de services aux produits de financements islamiques. Nous attendons la publication du décret exécutif qui va lever cet obstacle et promouvoir l’égalité entre le financement classique et le financement islamique. Et enfin, le manque de ressources humaines capables de prendre en charge les opérations relevant de la finance islamique et de répondre aux questions des citoyens qui s’adressent aux banques islamiques. Malgré les efforts que nous déployons dans cet exercice de vulgarisation de la finance islamique et de ses particularités, un grand travail nous attend.
Pourquoi un citoyen devrait-il opter pour une banque islamique et non pour une banque traditionnelle ?
C’est une question de conviction personnelle. En plus de cela, le sourire du banquier, le bon accueil, la bonne formation, l’implication du personnel dédié à la commercialisation des produits de la finance islamique sont le gage de réussite de cet exercice d’adhésion du grand public à cette nouvelle industrie.
Le système financier islamique est-il immunisé contre les pratiques douteuses ?
Les mesures et les règles prudentielles s’appliquant à la finance islamique doivent s’appliquer à la finance islamique. Cependant, les comités de contrôle charaïque créés au niveau des banques islamiques contribuent à la bonne gouvernance des institutions financières islamiques.
Vous dites que l’Occident manifeste un intérêt croissant pour la finance islamique. Que pourra apporter la finance islamique à leur système bancaire ?
Le système financier consacré en Occident est en quasi-faillite. La majorité des pays développés sont lourdement endettés. Elon Musk a été menacé de mort lorsqu’il a annoncé dans une vidéo que l’économie américaine encourt un risque de faillite à cause de l’énorme charge de la dette publique qui dépasse les 1000 milliards de dollars par an. La situation dans les autres pays n’est guère meilleure. L’économiste Michel Santi a publié en 2019 un article intitulé : « L’Occident acceptera-t-il d’être sauvé par la finance islamique ». Au besoin, je vous le confie pour le distribuer aux lecteurs curieux de découvrir la portée internationale de la finance islamique.
Comment voyez-vous l’évolution de l’industrie financière islamique dans le pays, à court, moyen et long terme ?
Je lis un avenir prospère pour la finance islamique dans notre pays. À court terme, il faut donner du temps à l’industrie pour bénéficier des mêmes avantages offerts à la finance classique. À moyen terme, nous devrons affronter avec succès le défi de la formation des ressources humaines capables de prendre en charge l’industrie d’une manière diligente de la profession. À long terme, la finance islamique doit s’ériger en une industrie capable de répondre aux exigences internes et externes dans un monde où les moyens de paiement et les opérations bancaires doivent être à l’affût du développement technologique des TIC et de la dématérialisation quasi totale de la monnaie.
M. KA