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Entretien avec Djemaa, professeur d’économie: « Le secteur bancaire peut devenir le moteur de la diversification économique »

Alors que le président de la République appelle à stimuler la création de banques privées, le professeur en économie Nabil Djemaa analyse les retombées possibles de cette décision. Croissance, emploi, lutte contre l’informel, mais aussi intégration régionale : les opportunités sont immenses, à condition d’accompagner cette ouverture par une régulation forte et des réformes structurelles.

L’Express : Le président de la République a récemment demandé au gouvernement d’encourager les opérateurs financiers algériens à investir dans la création de banques privées. Quelle conséquence d’une telle décision sur le secteur financier ?

M. Djamaa : Tout d’abord, je vais élargir plus loin l’analyse vers l’impact macroéconomique global d’une telle décision sur l’économie algérienne. Concernant la croissance économique. Avec plus de banques privées, le financement ne restera pas concentré sur les grands projets publics ou les entreprises d’État. Les PME, TPE et startups, qui représentent l’essentiel du tissu économique mais manquent d’accès au crédit, pourraient bénéficier de nouveaux produits essentiels adaptés. Ceci favoriserait un essor de l’investissement productif, créateur de valeur ajoutée et de diversification économique hors hydrocarbures. Résultat attendu : un effet multiplicateur sur la croissance, car chaque dinar de crédit bancaire correctement orienté génère de l’activité réelle.

Sur l’emploi, le développement de banques privées crée directement des emplois qualifiés dans le secteur financier (analystes, informaticiens, gestionnaires de risques, conseillers). Indirectement, en facilitant le financement des entreprises, cela stimule la création d’emplois dans l’industrie, l’agriculture et les services. Les jeunes diplômés, aujourd’hui en difficulté d’insertion, trouveraient ainsi plus d’opportunités via la dynamique de ces nouveaux acteurs.

Sur la circulation de la monnaie et la réduction du cash, le système bancaire algérien souffre d’une surliquidité en dehors du circuit formel (une grande partie de l’argent circule en cash dans l’informel). De nouvelles banques privées, plus attractives et innovantes, inciteraient les citoyens à placer leur argent (comptes rémunérés, cartes, crédits, digital banking). Cela réduirait progressivement la culture du cash et renforcerait la traçabilité des flux financiers, ce qui est crucial pour la lutte contre le blanchiment et l’évasion fiscale.

Sur l’intégration de l’économie informelle, une partie des acteurs informels évite aujourd’hui les banques par crainte de la fiscalité ou du contrôle. Si les banques privées proposent des services accessibles (microcrédit, mobile banking, solutions islamiques), cela pourrait drainer une part de l’épargne informelle vers le secteur formel. Ce basculement renforcerait les recettes fiscales de l’État et améliorerait la visibilité macroéconomique.

Sur l’investissement étranger et la coopération régionale, l’essor de banques privées algériennes crédibles peut améliorer la notoriété du système financier algérien à l’international. Cela faciliterait les partenariats avec les banques étrangères, notamment dans les BRICS, le Maghreb et l’Afrique. L’Algérie pourrait devenir une plateforme financière régionale, surtout avec la ZLECAf (Zone de libre-échange continentale africaine).

Sur la stabilité macro-financière : opportunités et risques. Une meilleure allocation de l’épargne, réduction de la dépendance aux hydrocarbures, diversification des sources de financement. Si la régulation n’est pas renforcée, un excès de concurrence peut mener à une course aux dépôts, à des crédits risqués et, à terme, à des crises bancaires (comme en Afrique de l’Ouest dans les années 1990). L’État devra donc combiner ouverture et supervision stricte pour assurer la solidité du système.

Cette orientation présidentielle ne se limite pas à une réforme du secteur bancaire : elle s’inscrit dans une refondation macroéconomique.

À travers son tout dernier rapport annuel, retraçant les évolutions économiques, financières et monétaires du pays durant l’exercice écoulé, la BA indique qu’« à l’instar de l’année 2023, les indicateurs de l’intermédiation bancaire, de la bancarisation, de la solidité et de la rentabilité du secteur bancaire ont évolué globalement de manière favorable en 2024 ». Quel commentaire faites-vous à ce sujet ?

Le passage du rapport de la Banque d’Algérie que vous citez est révélateur d’un constat institutionnel positif, mais il mérite une lecture critique et technique pour en saisir les nuances. Le rapport souligne une amélioration. Concrètement, cela signifie une hausse du volume des crédits octroyés à l’économie réelle, notamment au secteur productif. Cela reflète une meilleure orientation des dépôts vers le financement de l’investissement. Réduction relative des excès de liquidités dormantes : les banques utilisent davantage leurs ressources au lieu de les placer uniquement auprès de la Banque centrale.

Toutefois, cette intermédiation reste limitée par rapport au potentiel : une large partie des PME n’a toujours pas accès au financement, et le crédit bancaire reste concentré sur les grandes entreprises et les secteurs à faible risque.

Concernant la bancarisation, l’évolution favorable peut être interprétée par une hausse du nombre de comptes bancaires et CCP ouverts, soutenue par les politiques d’inclusion financière et la digitalisation. Le développement des produits bancaires islamiques, qui ont attiré une clientèle auparavant réticente. Mais la bancarisation en Algérie reste partielle : une grande part de l’épargne circule toujours dans le circuit informel, faute de confiance totale et d’incitations fiscales.

La solidité se réfère essentiellement à la capacité des banques à absorber les chocs. Les ratios de solvabilité (fonds propres/actifs pondérés par les risques) sont restés au-dessus des exigences de Bâle. La liquidité du système a été renforcée par la hausse des dépôts, aidée par la bonne santé des finances publiques grâce à la rente des hydrocarbures. Le risque systémique demeure toutefois lié à la forte concentration des portefeuilles bancaires sur quelques grands débiteurs publics et parapublics.

La rentabilité s’est améliorée en 2024 grâce à la remontée des marges d’intérêt avec l’augmentation du volume des crédits. Les commissions générées par les services digitaux et bancaires s’élargissent. L’effet positif de la baisse des créances douteuses (grâce au resserrement des conditions d’octroi et à un meilleur suivi). Mais cette rentabilité est plus conjoncturelle que structurelle : elle dépend encore du niveau de la liquidité globale de l’économie (pétrole/gaz) et non d’un marché financier diversifié et profond.

La Banque d’Algérie dresse un tableau encourageant, et il est exact que 2024 a marqué une consolidation des équilibres du secteur bancaire. Néanmoins, cette amélioration masque trois limites structurelles : faible profondeur financière : absence d’un véritable marché de capitaux complémentaire au crédit bancaire. Évasion vers l’informel : la confiance reste incomplète, ce qui limite l’absorption totale de la masse monétaire par les banques. Concentration et risque : le financement demeure orienté vers des acteurs traditionnels, ce qui bride l’innovation et le soutien aux PME.

Autrement dit, le secteur bancaire apparaît solide et rentable dans le court terme, mais sa transformation structurelle (innovation, inclusion réelle, gestion des risques diversifiés, ouverture sur le marché financier) reste inachevée. Ce constat de la BA reflète une tendance favorable, mais davantage en surface qu’en profondeur : la résilience actuelle repose encore largement sur l’abondance de liquidités publiques, plus que sur un véritable dynamisme endogène du secteur bancaire.

L’Algérie a officialisé, début août, son entrée au sein du réseau du système panafricain de paiement et de règlement, plus connu sous l’acronyme PAPSS. Pourquoi ce choix ?

L’adhésion de l’Algérie au PAPSS (Pan-African Payment and Settlement System), officialisée début août, n’est pas un simple geste technique : c’est un choix stratégique lié à la place que le pays veut occuper dans le commerce intra-africain et à son positionnement géo-économique.

Premièrement : pourquoi ce choix ? Le commerce africain est encore très dépendant du dollar et de l’euro : plus de 80 % des transactions intra-africaines passent par des devises étrangères, ce qui alourdit les coûts (commissions, délais) et fragilise les économies en cas de fluctuations monétaires. L’Algérie, qui s’ouvre davantage sur l’Afrique avec l’adhésion à la ZLECAf (Zone de libre-échange continentale africaine), avait besoin d’un outil pour fluidifier les échanges.

Le PAPSS offre cette alternative : payer et régler directement en monnaies locales, avec conversion centralisée par les banques centrales africaines.

Deuxièmement : la stratégie algérienne. Réorienter le commerce extérieur : réduire la dépendance aux marchés européens (où la balance est déficitaire et déséquilibrée) et renforcer le rôle de l’Afrique comme relais de croissance. Soutenir l’intégration continentale : l’Algérie veut se placer comme acteur structurant dans la ZLECAf et les corridors logistiques Nord-Sud (route transsaharienne, futur port central d’El Hamdania, rail vers l’Afrique de l’Ouest). Réduire les coûts de transaction : en passant par le PAPSS, les banques et entreprises algériennes évitent les doubles conversions (dinar → dollar/euro → monnaie africaine). Renforcer la souveraineté monétaire : moins de dépendance au dollar, plus de contrôle sur les flux financiers, ce qui s’inscrit dans la stratégie de dédollarisation partielle menée par plusieurs pays africains et émergents.

Troisièmement : les raisons économiques et financières concernent la diminution du coût du commerce : aujourd’hui, une transaction intra-africaine peut coûter entre 10 et 15 % de sa valeur en frais bancaires et de change. Le PAPSS peut ramener ce coût à 3–5 %. Accélérer les règlements : au lieu d’attendre plusieurs jours via les banques correspondantes internationales, les paiements peuvent être quasi immédiats. Encourager les PME algériennes : l’accès à des paiements plus simples et rapides avec des partenaires africains rend le marché plus accessible, alors qu’auparavant il était verrouillé par la complexité des paiements en devises fortes.

Quant aux objectifs à court terme (1–2 ans), il faut tester et intégrer le système dans les banques algériennes, permettre aux premières entreprises exportatrices (notamment dans l’agroalimentaire, le ciment, les matériaux de construction, le médicament, les services) de régler leurs transactions via le PAPSS, réduire progressivement les coûts de transaction et stimuler les premiers flux commerciaux intra-africains payés en dinars convertis.

Les objectifs à moyen terme (3–5 ans) : positionner le dinar algérien dans un cadre africain d’échanges réguliers, augmentant ainsi sa crédibilité régionale, multiplier les exportations non-hydrocarbures vers l’Afrique en levant l’un des obstacles majeurs : le paiement, créer une dynamique bancaire et financière régionale. L’Algérie pourrait même envisager de devenir un hub de compensation PAPSS en Afrique du Nord et s’inscrire dans la logique d’intégration monétaire africaine à long terme, qui est l’un des volets de la ZLECAf.

Les bénéfices attendus pour l’État : réduction de la dépendance aux devises fortes, plus de souveraineté, un rôle moteur dans la ZLECAf. Pour les banques : nouvelles opportunités de services (change, règlement transfrontalier, digitalisation des paiements). Pour les entreprises : plus de rapidité, moins de coûts, accès plus facile au marché africain. Et pour l’économie : une meilleure insertion dans les chaînes régionales de valeur et une diversification des partenaires commerciaux au-delà de l’Europe et de l’Asie.

En clair, l’Algérie rejoint le PAPSS parce qu’elle a compris que l’avenir de son commerce ne peut pas rester centré sur l’Europe. C’est un choix de réorientation stratégique, qui vise à donner au dinar un rôle plus actif dans l’espace africain, à réduire la facture des échanges et à transformer le discours sur l’intégration africaine en mécanisme.

Comment se porte actuellement le marché des Sukuks ?

Entrons plus dans le détail chiffré et technique avec une lecture et analyse professionnelle du « bilan bancaire » de l’évolution 2023-2024.

Les crédits à l’économie : encours fin 2023 : 10 694,9 Mds DA ; encours fin 2024 : 11 256,5 Mds DA, soit une variation de +561,6 Mds DA (+5,3 %). Cela montre une progression réelle mais limitée par rapport à la hausse de la masse monétaire. On constate donc une intermédiation qui s’améliore mais pas encore optimale : la capacité des banques à transformer les dépôts en crédits est partiellement freinée par le risque de défaut et par une politique de crédit encore prudente.

Le secteur public enregistre 4 567,6 Mds DA de crédits en 2024 (+2,4 %) et le secteur privé une croissance plus rapide, contribuant davantage à la hausse globale. C’est un signe positif de diversification du risque, mais la dépendance au secteur public reste lourde.

Une progression 2023 de +4,08 % et en 2024 de +9,98 %. Les banques collectent de plus en plus de liquidités, ce qui renforce leur base de financement. Mais si la progression des crédits reste inférieure, cela traduit une « épargne immobilisée » ou mal transformée. La masse monétaire croît plus vite que le crédit bancaire. Cela reflète un excès de liquidité, mais aussi une préférence de l’économie pour la thésaurisation plutôt que l’investissement productif.

Pour la finance islamique, les encours dépôts 2024 enregistrent 793,5 Mds DA. Poids encore modeste par rapport au total bancaire, mais croissance rapide. Ce segment joue un rôle d’inclusion financière, notamment en attirant des agents auparavant en marge du système bancaire classique.

Les bénéfices nets du secteur bancaire sont en hausse d’environ +12 % en 2024. Les ratios de solvabilité : supérieurs aux minima réglementaires selon la BA (chiffres exacts non publiés). La rentabilité est renforcée mais dépendante du contexte (hydrocarbures, liquidité globale).

L’absence de données chiffrées sur les créances douteuses (NPL) et sur les provisions limite l’évaluation réelle du risque. L’évolution est favorable en apparence : crédits en hausse, dépôts en forte progression, masse monétaire abondante, finance islamique dynamique, rentabilité en croissance.

Mais trois déséquilibres structurels demeurent :

  • Intermédiation partielle : les crédits croissent moins vite que les dépôts et la masse monétaire.
  • Concentration du risque : poids du secteur public encore élevé dans les portefeuilles.
  • Manque de transparence : absence d’indicateurs clés publiés (ratios Tier 1, taux de créances douteuses, coût du risque).

Le constat de la Banque d’Algérie est juste : le secteur bancaire en 2024 apparaît plus solide, rentable et collecteur de dépôts qu’en 2023. Mais derrière ces indicateurs positifs se cache une intermédiation encore incomplète et une transformation structurelle inachevée. Le vrai test sera la capacité du système à financer durablement les PME, diversifier le risque hors hydrocarbures et absorber la masse monétaire excédentaire.

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L'express quotidien du 02/10//2025

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