À l’occasion du 80e anniversaire des massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata, l’historien Benjamin Stora revient, dans un entretien accordé à nos confrères de TSA, sur ces événements tragiques du printemps 1945, qui ont marqué un tournant décisif dans l’histoire du mouvement national algérien.
Pour le spécialiste de la mémoire franco-algérienne, ces massacres de « grande ampleur » ont profondément bouleversé une partie de la jeunesse algérienne, accélérant la prise de conscience politique et précipitant le passage à la lutte armée. Selon Stora, mai-juin 1945 constitue un moment clef dans la politisation de la jeunesse algérienne.
« Des gens comme Kateb Yacine ont expliqué qu’en étant jeunes à l’époque, ils ont été fortement marqués par ces massacres qui les ont poussés à l’engagement politique », rappelle-t-il. Le retour au pays de 170 000 soldats algériens démobilisés, après avoir combattu pour la liberté en Europe, a été un autre facteur déclencheur.
Découvrant l’ampleur de la répression, ces anciens combattants ont été frappés par le contraste entre les idéaux pour lesquels ils s’étaient battus et la réalité coloniale. Le mouvement nationaliste, structuré autour des Amis du Manifeste et de la Liberté (AML), fondé par Ferhat Abbas en 1944, comptait alors près de 100 000 adhérents.
Les massacres ont semé le doute sur l’efficacité des formes de contestation pacifique. Beaucoup commencent à penser que « la contestation démocratique ne suffit plus ». Pour Benjamin Stora, les massacres du 8 mai n’ont pas créé le nationalisme algérien, né dès 1926 avec l’Étoile nord-africaine.
Mais ils ont ouvert la voie à sa radicalisation. Dès 1947, des figures comme Ahmed Ben Bella et Hocine Aït Ahmed fondent l’Organisation spéciale (OS) au sein du PPA-MTLD, pour préparer la lutte armée. D’autres, comme Krim Belkacem et Amar Ouamrane, rejoignent le maquis la même année. « La répression a poussé à la radicalité », résume Stora.
Le 8 mai 1945, des manifestations éclatent dans plusieurs villes algériennes, mêlant célébration de la victoire sur le nazisme, revendications pour l’indépendance et exigence de libération de Messali Hadj, alors déporté à Brazzaville. À Sétif, un policier colonial tire sur un jeune manifestant arborant le drapeau algérien.
Les tensions dégénèrent. La répression s’abat sur l’ensemble du Constantinois, et se poursuit pendant deux mois. « Il y a eu des exécutions sommaires, des bombardements aériens sur les villages, des tirs de navires au large, et la constitution de milices européennes qui ont massacré à leur tour, notamment à Guelma », décrit l’historien.
« On prenait les gens dans les rafles et on les assassinait ». Une violence massive, indiscriminée, dirigée contre des civils. Dès l’été 1945, les nationalistes algériens du PPA avancent le chiffre de 45 000 morts. L’administration coloniale évoque seulement 1 200 morts. Des décennies plus tard, l’ouverture d’archives américaines fait état de 30 000 morts. L’historien Gilbert Meynier parle, lui, de 15 000 à 20 000 morts.
Benjamin Stora rappelle qu’au-delà des polémiques, « la proportion entre le nombre d’Européens et d’Algériens tués, c’est pratiquement un rapport de 1 à 100 ».
Ce n’est que dans les années 2000 que la France commence à reconnaître publiquement cette tragédie. En 2005, Jacques Chirac charge son ambassadeur en Algérie, Hubert Colin de Verdière, de prononcer un discours à Sétif, qualifiant les faits de « tragédie inexcusable ».
En 2008, Bernard Bajolet, ambassadeur à son tour, évoque à Guelma la « responsabilité de la France ». Ces déclarations officielles ont marqué un tournant, selon Stora. « Ce n’est pas parce qu’on fait une thèse que ça rentre dans la société », confie-t-il, évoquant ses propres recherches sur Sétif publiées dès 1978. Mais c’est la parole politique qui a permis une prise de conscience. Depuis, les manuels scolaires français évoquent un bilan de 15 000 à 20 000 morts.
Pourquoi cette simultanéité entre la fin du nazisme et ces massacres coloniaux ? Pour Benjamin Stora, la réponse tient à la volonté de la France de maintenir son empire face aux revendications d’indépendance, alors que la Conférence de San Francisco de 1945 affirme le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Dans le même élan, la Grande-Bretagne fait face au soulèvement indien, et la France entre en guerre en Indochine (1946-1954). « Tous ces massacres étaient consécutifs à des processus de soulèvement pour la décolonisation », dit-il. Aujourd’hui encore, la reconnaissance officielle par le Parlement français n’est pas acquise. « Il y a une nouvelle tentative par le groupe des Verts, mais je ne crois pas que cela va aboutir », estime Stora.
« Il y a le poids de l’actualité, de l’extrême droite qui est très puissante en France et qui ne veut reconnaître aucun crime colonial. » Dans son rapport remis à Emmanuel Macron en 2021, Benjamin Stora n’a pas proposé la reconnaissance des massacres de 1945, car selon lui, les gestes symboliques avaient déjà été faits.
Il a préféré se concentrer sur la guerre d’Algérie, encore peu reconnue par l’État français. Mais il rappelle que « l’histoire coloniale n’a pas été transmise » et que « chaque avancée a nécessité un combat ».
Les massacres du 8 mai 1945, par leur ampleur et leur brutalité, ont ouvert une brèche dans la mémoire collective française. Ils ont aussi, pour le peuple algérien, cristallisé une rupture définitive avec l’illusion d’une émancipation pacifique. Une date, parmi d’autres, dans une longue histoire de violences coloniales encore incomplètement reconnues.