Pour Hasni Kitouni, la loi marque une affirmation de souveraineté sur l’histoire nationale et pose les bases d’un dialogue plus transparent avec Paris, jusqu’ici limité à des gestes symboliques. Historien reconnu de la période coloniale et de la guerre de libération, Hasni Kitouni inscrit la question de la mémoire au cœur du débat politique contemporain entre l’Algérie et la France.
Dans un entretien accordé au quotidien El Khabar, il analyse « la portée » de la loi algérienne criminalisant le colonialisme et en précise les enjeux réels, loin des lectures réductrices ou strictement émotionnelles. Pour Hasni Kitouni, cette loi ne constitue ni une rupture brutale ni un simple geste symbolique.
Elle s’inscrit dans un temps long, celui d’un débat ouvert depuis plusieurs décennies en Algérie, mais resté sans traduction juridique faute de volonté politique.
Son adoption marque avant tout, selon lui, une affirmation claire de la souveraineté de l’État algérien sur les questions mémorielles, longtemps traitées dans un cadre largement imposé par la partie française. L’historien rappelle que la France a développé, depuis plusieurs années, une approche méthodique de la mémoire coloniale, souvent résumée par la notion de « mémoires partagées ».
Une approche qui, souligne-t-il, repose sur un équilibre asymétrique, reconnaissance partielle des souffrances, refus d’une responsabilité globale, et maintien d’une frontière nette entre histoire, mémoire et droit.
Cette méthode privilégie les gestes symboliques ciblés, tout en écartant toute reconnaissance juridique du fait colonial comme système de domination et de violence. Dans ce dispositif, l’Algérie est rarement considérée comme un acteur souverain définissant ses propres priorités mémorielles.
Elle est plutôt placée en position de réceptrice des initiatives françaises. Hasni Kitouni cite plusieurs exemples emblématiques de cette logique, notamment la restitution partielle des crânes de résistants algériens, décidée par Paris tout en conservant le contrôle sur la liste des restes humains restitués, ou encore certaines reconnaissances unilatérales d’assassinats de figures de la Révolution, annoncées sans concertation préalable avec Alger. Selon lui, la loi criminalisant le colonialisme vient précisément rompre avec cette dynamique.
En définissant clairement les crimes coloniaux, l’Algérie affirme que la qualification des violences subies, des traumatismes collectifs et des atteintes à son tissu social relève exclusivement de sa souveraineté nationale. Il ne s’agit pas, insiste-t-il, d’imposer un récit, mais de fixer un cadre politique et juridique à partir duquel toute discussion avec la France devra désormais s’inscrire.
Sur le plan des relations bilatérales, Hasni Kitouni estime que cette évolution pourrait, à court terme, provoquer des tensions supplémentaires. Elle remet en cause un mode de gestion du passé qui permettait à Paris de conserver l’initiative et de circonscrire le débat mémoriel.
Mais il considère également que cette clarification est susceptible d’ouvrir, à moyen terme, la voie à un dialogue plus transparent, fondé sur la reconnaissance des faits et des responsabilités. Interrogé sur la portée juridique du texte, l’historien précise que la loi demeure, pour l’heure, cantonnée au cadre interne.
Elle n’entraîne pas automatiquement de contentieux international et ne crée pas, en elle-même, d’obligations juridiques directes à la charge de la France. Toute éventuelle action devant des instances internationales relèverait d’un choix politique ultérieur de l’État algérien.
Il met toutefois en garde contre les « illusions » nourries autour de ces mécanismes, rappelant que l’ordre juridique international a été largement façonné par les puissances coloniales, précisément pour éviter la mise en cause rétroactive de leurs pratiques. Hasni Kitouni insiste néanmoins sur le potentiel opérationnel du texte.
Celui-ci peut servir de base à l’ouverture d’enquêtes nationales, à la constitution de dossiers historiques et juridiques solides, et à la relance de revendications précises, notamment sur les conséquences des essais nucléaires français dans le Sahara.
Ces dossiers incluent l’accès aux archives, la reconnaissance et l’indemnisation des victimes, ainsi que la prise en charge de la pollution environnementale durable laissée par ces essais.
La réaction française, qualifiant la loi d’« acte hostile », est interprétée par l’historien comme le symptôme d’un malaise profond. Elle révèle, selon lui, une difficulté persistante à accepter que le colonialisme puisse être traité autrement que comme un objet mémoriel ou académique.
Les réserves exprimées par certains historiens français, dont Benjamin Stora, sur ce qu’ils appellent la « judiciarisation de l’histoire », s’inscrivent dans cette même logique de protection d’un cadre qui sépare strictement récit historique et responsabilité politique.
Enfin, Hasni Kitouni revient sur l’avenir de la commission mixte algéro-française chargée des questions mémorielles. Les déclarations de responsables algériens, affirmant que la loi criminalisant le colonialisme constitue une réponse directe à la loi française de 2005 valorisant le « rôle positif » de la colonisation, ne signifient pas nécessairement la fin de cette instance.
Elles en révèlent toutefois les limites structurelles. Tant que le dialogue restera cantonné à des gestes symboliques, prévient-il, la commission risque l’impasse.
En revanche, si elle accepte d’aborder les causes profondes du différend, y compris les cadres juridiques et les responsabilités, un travail commun demeure possible, mais sur des bases radicalement différentes.

